1969 - Le Monde - Le canal Rhin-Rhône dans l’incertitude

A la fin de 1969, des restrictions budgétaires pèsent sur la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et l’appui politique dont bénéficie le projet de grand canal mer du Nord-Méditerranée semble vaciller, comme Christian Hovelacque en fait état dans ses colonnes du Monde le 2 décembre.
Pour expliquer l’apparent revirement en faveur d’un canal Seine-Moselle, le journaliste avance des explications:

« Le prolongement de la Seine jusqu'à Strasbourg ou au moins jusqu'à la Moselle serait d'un grand bénéfice pour le port du Havre. Il élargirait son "Hinterland" et pourrait même détourner à son profit une partie du trafic qui existera - et existe déjà - entre la Lorraine et Rotterdam par la Moselle et le Rhin. Ce canal aurait aussi l'avantage de relier la Lorraine, région où l'industrie lourde restera sans doute pour longtemps encore prédominante - et peut-être ensuite l'Alsace - à ce qui est à la fois le plus grand marché de consommation et l'un des premiers centres de transformation du continent, la région Paris-Basse-Seine »

Point intéressant, il souligne que l’essentiel du trafic fluvial se fait sur des distances inférieures à 150 km, où le bateau est meilleur que le train, et que les transports d’un bout à l’autre d’un canal sont insignifiants par rapport au total. Sachant que, « la densité économique et démographique des régions traversées [par Seine-Est] est sensiblement plus forte, avec la vallée de l’Oise, la région de Reims... qu’entre Mulhouse et Dijon, et à plus forte raison qu’entre Neuves-Maisons et Dijon », Seine-Est s’avérerait plus rentable.

La rentabilité globale de ces projets semble le point délicat.

« La faible rentabilité des canaux provient, d'une part, de l'insuffisance des sources d'emprunt à très long terme - un canal ne peut s'amortir en moins de trente ou cinquante ans - et de la lourde charge des intérêts dus pendant cette durée. D'autre part, les redevances (ou péages) instituées par la loi Morice pour l'usage des infrastructures fluviales ne suffisent même pas à couvrir les seules dépenses d'entretien des canaux. Si l'on voulait que ce type d'investissements soit rentable, il faudrait en relever le montant à un point tel que de nombreux clients de la voie d'eau abandonneraient ce mode de transport pour d'autres. »

Reste pour le canal le pouvoir d’attraction sur les industries, que l’article décidément sceptique s’applique à démonter.

« Dans l'état actuel de la science économique, il est pratiquement impossible d'évaluer l'incidence de ces effets sur le bilan d'une telle opération. Les études qui ont été faites dans ce sens n'ont abouti qu'à des appréciations qualitatives et suggestives. On peut seulement constater que dans une vallée - lieu de passage par nature - où il existe des agglomérations puissantes, des universités, une population importante et qualifiée, un système de télécommunications moderne, une autoroute, le chemin de fer... et un canal, l'industrialisation progresse plus rapidement que là où il n'y a pas tout cela. C'est donc l'ensemble de ces équipements qui a un "effet structurant". Mais quelle part de ce développement peut être directement imputée à la présence d'un seul d'entre eux ? »

Critique sur la défense des intérêts particuliers ou régionaux qui s’exprime beaucoup pour demander ces grands investissements, il prône davantage de prudence avant d’engager des décisions aussi coûteuses.

« Il ne faut non plus croire qu'une région qui n'aurait pas son canal (ou son autoroute à quatre voies quand le trafic escompté ne le justifie pas) serait "enclavée" et donc condamnée au dépérissement. »

Puis survient, à la fin de 1969 (le 10 décembre), la décision du gouvernement de construire une usine sidérurgique à Fos-sur-Mer. Dans Le Monde du 30 décembre, Gilles Lesouef exprime la déception des Nantais qui attendaient cette implantation et estime, qu’à son avis, cette décision condamne un futur canal Rhin-Rhône :

« Ce choix porte un coup mortel au projet de liaison fluviale Rhône-Rhin, puisque aux extrémités de cet axe seront situées des régions économiques concurrentes et non complémentaires. Quand on sait, d'après les études, que plus de 50 % des espérances de trafic sur l'axe Rhône-Rhin doivent venir du transport de produits sidérurgiques et métallurgiques destinés à être échangés entre des régions complémentaires, on ne comprend pas comment pourra se justifier désormais la création d'un canal à grand gabarit entre le Rhône et le Rhin ; canal d'autant plus condamné par le choix de Fos que les espérances de trafic pétrolier ont disparu depuis quelques années déjà avec la mise en service du pipe-line sud-européen. »