1997 – Le Monde – Critiques des grands travaux
L'arrêt du projet de grand canal du Rhône au Rhin survient dans un contexte où l'opinion paraît moins favorable aux grands travaux. À travers les articles, des questions sont posées à propos de leur adéquation aux besoins des gens et de leur coût financier et écologique. En témoignent, à un an d'intervalle, un article du Monde et une tribune signée de Jean Sivardière, président de la Fédération nationale des utilisateurs de transports (FNAUT). L'article de Martine Valo, titré « Le coût des grands équipements relance le débat sur leur utilité », paraît le 20 août 1996. Cet été voit la présentation de plusieurs projets d'infrastructures emblématiques, comme le viaduc de Millau, l'autoroute A 51 Grenoble-Sisteron, le troisième aéroport parisien. Le gouvernement Juppé hérite aussi d'initiatives lancées par son prédécesseur, qui avait programmé 2 600 km d'autoroutes sur dix ans et neuf nouvelles lignes de TGV, selon un calendrier entaché de beaucoup plus d'incertitudes. Dans la loi d'orientation et de développement du territoire de 1995 – la loi Pasqua, il était écrit « qu'en 2015, nul, dans l'Hexagone, ne sera situé soit à plus de 50 kilomètres ou 45 minutes d'automobile d'une autoroute ou d'une route à deux fois deux voies, soit d'une gare TGV ». L'article pose la question du financement de ces ouvrages, dont plus de la moitié échoit aux contribuables. Les lignes TGV à réaliser sont presque deux fois plus coûteuses que le tronçon Paris-Lyon (50 millions de francs 1996 au km au lieu de 27 millions de francs) et elles sont moins rentables. Le même problème est posé pour les autoroutes.
Cette frénésie de grands travaux paraît d'autant plus critiquable que l'on peut dresser un tableau assez sombre de la situation, à l'image de ce qu'écrit Jean Sivardière, dans sa tribune du 3 octobre 1997.
« Depuis des décennies, les gouvernements, de droite comme de gauche, ont privilégié l'automobile, le camion et l'avion, c'est- à-dire les modes de transport les plus coûteux pour la collectivité, les plus dangereux (pour les deux premiers), les plus agressifs pour l'environnement. Malgré les milliards de francs dépensés, la congestion menace routes et aéroports, les villes sont asphyxiées, les territoires urbains et régionaux sont déstructurés. »
Sivardière rejette la vision « géométrique » de la loi Pasqua qui s'était donnée pour objectif de quadriller le territoire d'autoroutes et de LGV. Il préconise, afin de contrecarrer l'étalement urbain et l'invasion automobile, la mise en place de directions intercommunales à l'échelle des bassins de vie. Elles seraient chargées de toutes les attributions utiles à la résolution des problèmes : urbanisation, voirie, transports, stationnement, circulation des piétons, distribution des marchandises. Sur la question des infrastructures interurbaines, il conteste leurs effets supposés, ceux-là même que les promoteurs, politiques et aménageurs mettent en avant :
« Continuera-t-on à multiplier les autoroutes, ruineuses et dévastatrices, sur la base d'incantations ressassées (maillon manquant, désenclavement, emploi) et d'arguments ridicules (non au cul-de-sac, non à la réserve d'Indiens), alors qu'on constate qu'elles vident les campagnes et engorgent les villes, ou concrétisera-t-on l'idée d'un moratoire actée dans l'accord Verts-PS ? […] Poursuivra-t-on l'extension nécessaire du réseau TGV sans en rechercher une meilleure intégration avec le réseau ferroviaire classique ? Si des gares nouvelles sont indispensables, elles doivent être accessibles par des trains régionaux. »
La voie d'eau a droit aux mêmes piques :
« Le canal Seine-Nord, aussi coûteux qu'un programme TGV, a été lancé sur la base d'études contestées par les experts indépendants. Le confirmera-t-on sans esprit critique, en rabâchant l'équation une barge = 200 camions qui a peu à voir avec la réalité commerciale, surtout sur une liaison inter- bassins ? Le rail, plus souple que la voie d'eau et disposant d'un réseau étoffé, a des réserves de capacité sur l'axe Paris-Lille depuis la création du TGV-Nord : en tiendra-t-on compte ? »
Cette critique du gigantisme, on la retrouve chez des artisans bateliers, dont Catherine Simon fait le portrait dans Le Monde du 4 septembre 1997. Françis Mague navigue sur le Rhône, sur son Vaillant de 85 mètres et 1 350 tonnes. Lui et sa femme déplorent l'état du métier, et pensent à ces amis qui travaillent très peu ou ont quitté le métier. Patrick Guilhaudin, le directeur général de la CNR, se préoccupe des grands enjeux. Selon lui, ce qui importe est « la place de Lyon et de la Méditerranée dans l'Europe des transports », que le projet Rhin-Rhône se fasse un jour ou pas. Plus proche du canal, le couple de bateliers peste contre VNF, qui « bichonnerait » les plaisanciers mais serait aussi responsable du mauvais entretien des canaux. M. Mague espère des travaux, mais modestes. Au moment où il parle, les travaux sur la Saône progressent et le premier bateau de 1 500 tonnes est arrivé à Chalon le mois précédent.
« Si seulement ils se décidaient à allonger les écluses et à creuser le fond des canaux sur la Saône ! Il suffirait de passer de 1,80 mètre à 2,20 mètres. C'est pourtant pas la lune et ça ferait un boom formidable pour le transport fluvial ! »
Rhin-Rhône, pour lui, c'était la victoire du modèle industriel pour la navigation et la fin des petits, comme lui. Avec des accents de regret dans la voix, il admet :
« Dans le fond, si le Rhin-Rhône s'était fait, nous, les petits, on était morts ! »