1996 – Le Monde – Les études revoient les coûts à la hausse
Il n'est pas fréquent que la presse s'empare de données chiffrées pour relater des histoires ou étayer un point de vue, surtout dans les années 1990. Il existe quelques exceptions cependant.
Au printemps de 1996, paraît un rapport de l'Inspection générale des Finances et du conseil général des Ponts et Chaussées sur le projet de canal Rhin-Rhône. Le Monde du 30 mai s'en fait l'écho dans un éditorial titré « Canal moins ». En forme de préambule à son propos, Pierre Georges admet que, dans les rédactions, le sort des mises en gardes écologistes est souvent le classement vertical – la mise directe à la poubelle. Cet aveu fait, il reconnaît que les opposants au canal ont eu raison avant d'autres. Car à présent, ce sont « les gens sérieux de l'IGF et du CGPC » qui vont dans leur sens, avec des arguments économiques. Le canal coûterait non plus 17 milliards mais 28 milliards de francs.
« Tout cela pour dire qu'il n'y a vraiment pas une urgence rouge à creuser, à belles dents, un canal sans fond ni fin ! À saccager, à tout jamais, quelques-unes des plus belles vallées de France. À transformer notamment le Doubs et la Saône en autoroute aquatique à la rentabilité incertaine. À construire à la fin du XXe siècle un équipement qui eût plutôt fait rêver à la fin du XIXe. Il faut lire ce rapport et le méditer. Il est sévère, sérieux, implacable dans ses conclusions. Presque autant que le furent, depuis le début, les adversaires de ce projet pharaonique. Bien loin de la caricature habituelle, franc-comtois têtes de bois, amateurs de nature et pêcheurs de truite, en leur réserve indigène. Quelque chose nous dit, et ce rapport le murmure, que ce canal serait une pure folie économique. Avant même un désastre écologique. Autant ne pas la commettre ! »
En juillet de cette année 1996, un article paru dans Le Monde titré « Le futur canal Rhin-Rhône en manque d'eau » alerte sur les difficultés soulevées par l'ampleur de l'ouvrage. L'auteur, André Larané, dessine le profil du tracé avec des chiffres. Côté alsacien, il faut monter 100 mètres sur une distance de 23 km pour atteindre le seuil entre les deux bassins. Pas moins de six écluses seront nécessaires sur ce versant. Côté franc-comtois, c'est une échelle de 17 écluses escaladant un dénivelé de 160 mètres, sur un tracé de 195 km. Chaque écluse mesure 185 mètres de long et 12 mètres de large. Et chaque mouvement de bateau fait descendre entre 10 000 et 50 000 m3 d'eau de la hauteur de l'écluse – 5 à 24 mètres. On comprend qu'un tel canal a besoin de grandes quantités d'eau. Où la trouver ?
« L'alimentation naturelle des biefs sera la règle dans la vallée du Doubs et de son affluent l'Allan. Le futur canal empruntera soit le lit fixe des rivières, soit une dérivation. Avec dix éclusées par jour, les biefs en dérivation prélèveront deux mètres cubes par seconde sur la rivière. Avec vingt éclusées, le double… Or, la loi "pêche" de 1984 prescrit de réserver à toute rivière un débit minimal indispensable à son écosystème. Dans le Doubs, qui a un débit inférieur à 10 mètres cubes par seconde en période estivale, "le débit réservé ne sera pas satisfait au moins une année sur deux et ceci pendant des périodes d'une durée moyenne de 30 jours", écrit Pierre Balland, ingénieur en chef des eaux et forêts, dans un rapport officiel du 1er avril 1996. "S'il le faut", admet Bruno Flourens, "nous pomperons de l'eau dans le Rhin pour la transférer dans le Doubs". »
Les chiffres permettent aussi de confronter au réel les prévisions fantaisistes des promoteurs du canal.
« Le trafic espéré pour rentabiliser le canal Rhin-Rhône impose une vingtaine d'éclusées par jour ouvré, ce qui équivaut à autant de passages dans un sens ou dans l'autre. Si, à défaut de pouvoir s'approvisionner dans le Rhin en période d'étiage, la CNR doit s'en tenir à une dizaine d'éclusées par jour, le trafic ne dépassera pas, selon elle, les 10 millions de tonnes par an, soit 4 500 tonnes par éclusée. Une estimation encore optimiste sachant que les chargements supérieurs à 2 000 tonnes sont très peu nombreux (à peine 4 % des bateaux à Strasbourg). D'autre part, il est fort peu probable que deux bateaux se croisent à chaque écluse. Enfin, ce scénario fait fi des bateaux de plaisance. »
Des chiffres, la DATAR en fournit elle aussi dans une série d'études livrées au ministre de l'Aménagement du Territoire, de la Ville et de l'Intégration, Jean-Claude Gaudin, le 16 juillet 1996. Jean François-Poncet présidait la commission sur les infrastructures et les réseaux, Jean-Pierre Balligand celle sur l'environnement. Le lendemain, Le Monde en résume les conclusions :
« Au moment où l’État serre partout les dépenses, il faut remettre à plat les grands projets d'infrastructure les plus chers. Les opérations en cours, déjà décidées, coûtent quelque 13 milliards de francs par an aux contribuables "sans laisser aucune marge de manœuvre dans les choix d'ici à 2005", observe M. François- Poncet. En conséquence, l’État devra "réexaminer les avantages et les coûts des projets tels que le TGV-Est ou la mise à grand gabarit du canal Rhin-Rhône par rapport à d'autres investissements" permettant de réduire le désenclavement et les inégalités territoriales. Cette orientation conduit en fait, à travers un rapport officiel, à recommander le gel, pour ne pas dire l'abandon, de ces deux "projets-phares". Les principaux ministres partagent ce souhait, mais n'osent pas l'annoncer clairement à cause des répercussions politique prévisibles. »
Il n'est pas sûr que le ministre Gaudin les ait reprises à son compte.