1991 – Le Monde – Portée des arguments des écologistes
Au début des années 1990, les écologistes, qui s'opposent à la construction du canal Rhin-Rhône, arrivent à faire entendre leurs arguments. Jusque là, une majorité des articles donnaient la parole aux acteurs économiques, aux administrations et aux élus locaux. Dans Le Monde du 16 janvier 1991, Marc Ambroise-Rendu raconte ce qu'il a entendu lors d'une rencontre en forme de promenade sur le Doubs, entre Baume-les-Dames et Deluz. Elle est organisée par les adversaires du projet de grand canal, parmi lesquels il y a Antoine Waechter et Monique Coulet, hydrobiologiste et présidente de la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature. Il s'agit pour eux de convaincre des parlementaires du Conseil de l'Europe et des élus alsaciens et francs-comtois qui sont également conviés.
Antoine Waechter résume ainsi le raisonnement : « Rhin-Rhône est le canal de l'absurde. Aucun des arguments écologiques et économiques avancés pour la réalisation du canal à grand gabarit ne justifie la destruction d'une rivière comme le Doubs. » On entend que l'argumentaire tient sur deux jambes, économie et écologie. Le journaliste en reprend les grandes ligne :
« Pour [les écologistes], la mise à grand gabarit du Doubs, que les modestes aménagements de l'ingénieur et ministre Freycinet, il y a un siècle, avaient rendu navigable pour des chalands de 300 mètres, serait une catastrophe écologique. La rivière serait remplacée, sur 100 kilomètres, par un cours d'eau artificiel noyant 4 800 hectares de terres agricoles, hypersensible aux pollutions, impropre à la vie de certaines espèces intéressantes de poissons et compromettant l'alimentation des communes en eau potable. (…) Ils mettent aussi en avant des arguments économiques. Il s'agit de remuer 75 millions de mètres cubes de matériaux, de construire 15 barrages et 24 écluses dont certaines auraient 24 mètres de haut : ces travaux considérables demanderont des investissements de 16 à 20 milliards de francs. Or, les adversaires de Rhin-Rhône estiment que non seulement la liaison serait préjudiciable au tourisme fluvial, mais qu'elle resterait largement inutilisée, car les transferts de trafic de la route vers la voie d'eau seront marginaux. Déjà, sur la voie ferrée qui longe le Doubs, passent bien peu de convois de marchandises. M. Michel Noir, maire de Lyon, a déclaré tout récemment : "Je n'ai jamais cru au projet. Il n'a aucune espèce de crédibilité économique".
En octobre de cette année 1991, un colloque sur Rhin-Rhône est organisé au Parlement européen de Strasbourg par l'association mer du Nord-Méditerranée, comme Le Monde du 24 octobre en fait état. René Beaumont, chaud partisan du canal, suggère qu'il est une solution à l'explosion du trafic autoroutier. Paul Granet, président de la CNR, ajoute que Rhin-Rhône pourrait être un modèle d'insertion dans l'environnement, à l'image de Main-Danube, négocié pied à pied avec les écologistes allemands. Face à eux, on entend le professeur Philippe Lebreton, de l'association Saône vivante-Doubs vivant. Là encore, l'argumentaire présente deux faces.
« Le fleuve est un écosystème. Creuser son lit, l'endiguer, l'asservir, c'est l'atteindre dans sa structure physique. De surcroît, le professeur Lebreton pense avec l'économiste Alain Bonnafous et le maire de Lyon, M. Michel Noir, que cette infrastructure est hors de prix (17,8 milliards de francs) et qu'elle n'est pas une alternative crédible à la route et, par exemple, aux camions espagnols de fruits et légumes. »
Mais les décideurs publics intègrent difficilement, à leur logique d'aménagement, la prudence et l'économie de moyens. On le perçoit dans un article du 25 juin 1995 consacré à une série de reportages sur les atteintes à l'environnement, « La France défigurée ». Elle fait référence à une autre émission, diffusée entre 1971 et 1978, et puise dans ses archives. C'est l'occasion de mesurer d'éventuels progrès et le chemin restant à parcourir.
« Sur le plateau de Lannemezan, l'usine Pechiney, jadis bombardée de critiques en raison de ses émanations de fluor, s'est modernisée. Elle rejette quatre fois moins qu'il y a vingt ans. Personne ne lui reproche plus de cracher encore 230 tonnes de fluor par an. En ces temps de chômage, on redoute trop qu'elle ne mette à exécution sa vieille menace de fermeture. Quant aux maires, qui depuis les années 70 ont bénéficié de la décentralisation, ils ne sont pas devenus plus raisonnables pour autant, notamment en milieu rural. Exemple : ils ont chassé la publicité des emplacements privés pour la concentrer, non sans profit pour les finances communales, sur les espaces publics. [...]
Certains édiles sont même d'anciens écolos passés du côté du pouvoir. Léon Siégel, qui s'opposait il y a quelques années à la construction d'une usine chimique dans la forêt rhénane de Marckolsheim, est devenu maire de cette localité. Dans la clairière sauvée il y a vingt ans sont installés un entrepôt de voitures et une fabrique d'acide citrique ! Le reste de la forêt est, paraît-il, définitivement sauvegardé. […]
Ce qui a le plus surpris et même choqué Béatrice Le Métayer, c'est l'attitude des services publics. Compétents, efficaces, persuadés de servir en toute circonstance l'intérêt collectif, les ingénieurs n'ont renoncé à aucun des grands équipements qui balafrent le pays. Derrière le paravent d'enquêtes publiques purement formelles et d'études d'impact complaisantes, négligeant les associations, marchant plus vite que les recours en justice, ils mènent leurs projets jusqu'au bout : autoroutes, canal Rhin-Rhône, lignes à haute tension, etc. Ces agressions répétées procèdent d'un concept du développement qui, lui non plus, n'a pas évolué depuis vingt ans. »