1978 – Le Monde – Une déclaration d'utilité publique d'emblée controversée
La DUP du canal Rhin-Rhône est publiée au Journal officiel le 30 juin 1978 et, comme le résume Le Monde du 1er juillet, elle est valable dix ans et autorise les expropriations entre Laperrière (Côte-d'Or) et Niffer (Haut-Rhin). Le grand canal est inscrit dans le VIIe Plan (1976-1980) comme programme d'action prioritaire (PAP n°6). Avant même d'avoir été prise, la décision apparaît contestée, cependant. En effet, le 13 juin, le Conseil d'État avait assorti son approbation de plusieurs commentaires, que rapportait Le Monde du 15 juin :
« Le Conseil d'État rappelle aussi que l'administration s'est engagée à prendre des précautions pour ce qui concerne l'agriculture, la protection de la faune et de la flore, le respect des équilibres écologiques, les débits d'eau à entretenir dans les parties non canalisées du Doubs après la mise en service du grand canal. »
La question économique
Dans le même article, on apprend que le Conseil d'État exprime aussi des réserves sur l'intérêt économique de la liaison fluviale :
« Reprenant les conclusions et les arguments du rapport du conseil général des ponts et chaussées, le Conseil d'État exprime certaines réserves à propos de la rentabilité économique, au sens strict et à court terme, de cet ouvrage, étant entendu que son utilité doit davantage être appréciée à long terme dans une perspective d'aménagement national et européen du territoire. »
Dans un article du 2 septembre, le journaliste Marc-Ambroise Rendu pose la question plus directement :
« Son coût, évalué en 1976 à 5,6 milliards de francs sera évidemment beaucoup plus élevé. Nombre de hauts fonctionnaires et d'économistes émettent ouvertement des doutes sur l'utilité réelle et surtout sur la rentabilité de l'ouvrage. Quels sont donc les produits lourds qui, sortis des usines installées à proximité du canal, justifieront en 1990 leur transport par voie d'eau ? Personne n'a clairement répondu à cette question. L'aménagement du territoire profitera-t-il vraiment du Rhin-Rhône ? Beaucoup estiment que, compte tenu de la conjoncture économique, il y aurait de meilleurs investissements à engager. »
Ces réserves font écho à des préoccupations exprimées dans les mois précédents. Le Monde du 8 mai 1978 donne des extraits d'une lettre de D. Carry, animateur de l’Association belfortaine de protection de la nature à Raymond Forni, député (PS) du Territoire de Belfort.
« Comme l'a développé le Livre blanc publié par le CLAC, il est bien évident que la crise actuelle, le déplacement de la grosse industrie vers les ports maritimes et le tiers-monde, l'orientation des pays occidentaux vers des activités à fort investissement de matière grise, ont bouleversé les données économiques des années 60 et obligent à reconsidérer tout le problème de Rhin-Rhône. De son côté, la liaison Rhin-Main-Danube est d'ailleurs fort contestée en Allemagne, et l'étude du tronçon déjà réalisé n'est pas convaincante sur les avantages de la voie d'eau. »
La lettre insiste sur le pari financier que représente un tel chantier.
« Fort incomplet et, parfois, profondément faussé (étude d'impact du professeur Linder totalement dénaturée) lors de l'enquête d'utilité publique de février 1977, ce dossier est-il désormais rectifié, et en particulier fait-il bien apparaître ce qu'est en réalité l'opération envisagée : un coup de poker, un pari totalement gratuit sur l'avenir, une hypothèse hautement improbable sur le "pouvoir fécondant de la voie d'eau" ? »
Une autre mention de l'étude du professeur Linder est faite dans Le Monde du 24 novembre, qui relate un débat tenu à Besançon, où l'universitaire assure que son travail sur l'impact écologique du chantier a été travesti. Selon le journal, six à sept cents personnes assistaient à cette réunion organisée par la mairie. Des arguments échangés portaient notamment sur l'utilité d'un canal :
« Même l'argument que l'on sert volontiers aux écologistes, à savoir que la voie d'eau est le moyen de transport qui consomme le moins d'énergie, a trouvé un contradicteur involontaire mais non des moindres puisqu'il s'agit de l'Agence nationale pour les économies d'énergie. Celle-ci semble conclure que la voie ferrée consomme moins que la voie navigable. Des scientifiques de Genève et de Grenoble confirment d'ailleurs la position de l'agence. »
Les écologistes sont parfois rejoints dans leur opposition par des assemblées d'élus locaux confrontées au coût des aménagements, à l'instar du conseil général de l'Ain qui s'était prononcé contre la construction d'un canal de dérivation pour éviter un pont.
« La construction de ce canal destiné à éviter le pont Saint-Laurent à Mâcon - ouvrage classé, dont le maintien est incompatible avec la navigation à grand gabarit - devrait entraîner la suppression de 80 hectares de terre cultivable et rendre plus difficile l'accès à 170 autres hectares situés entre la Saône et le canal. »
L'emprise de l'ouvrage sur les sols préoccupe les agriculteurs au premier chef, comme le note Marc-Ambroise Rendu, dans Le Monde du 2 septembre.
« Le projet soulève une vive opposition chez les défenseurs de l'environnement, les agriculteurs et même les syndicalistes de Franche-Comté et d'Alsace. Il doit, en effet, rayer du cadastre 4 300 hectares de terres cultivables.
L'impact sur l'environnement
Dans Le Monde du 30 juillet 1978, le journaliste résumait, au lendemain de la DUP, les ambiguïtés d'une décision qui tente d'ignorer la question de l'environnement. Le titre de l'article, « La polémique sur le canal Rhin-Rhône. L'administration envoie à 145 maires une liste de précautions écologiques », en donne la substance.
« Les procédures de construction du canal à grand gabarit ayant été engagées avant le 1er janvier 1978, il n'est pas soumis à l'obligation de l'étude d'impact préalable sur l'environnement. Cependant, le ministère de l'équipement avait pris la précaution de faire réaliser une série l'études "écologiques" dont la synthèse fut présentée lors de l'enquête publique en novembre 1976. Les scientifiques et certains fonctionnaires contestèrent vigoureusement la façon dont le ministère de l'équipement avait "interprété" leurs observations et propositions. »
La liste de mesures demandées au constructeur du canal est une série de vœux, dont on ne voit pas toujours comment ils pourront être réalisés.
• Les sables et graviers nécessaires aux travaux seront prélevés dans les limites d'emprise de l'ouvrage. Les matériaux excédentaires seront mis en dépôts sur lesquels seront effectuées des plantations ;
• Des fossés de drainage en bordure du canal assureront l'écoulement des eaux excédentaires ;
• Les cours d'eau alimentant ou croisant le canal seront aménagés de manière à éviter les crues ;
• Des fossés, contre-canaux et drains établis le long des digues assureront le maintien des nappes d'eau souterraines à un "niveau convenable" ;
• Quatre-vingt-huit ponts (nommément désignés) seront reconstruits, les stations de pompage et canalisations existantes rétablies, de même que tous les réseaux et voies publiques ;
• Le maître d'ouvrage participera au rétablissement du potentiel agricole ;
• Sept sites classés ou inscrits feront l'objet d'aménagements particuliers, notamment dans la traversée de Besançon et de Dole ;
• Des études d'insertion seront réalisées pour les paysages les plus sensibles ;
• Les berges seront aménagées pour faciliter le passage des animaux sauvages ;
• Des alevinages et réaménagements de frayères à poissons seront exécutés pour compenser les dégâts causés à la faune ;
• Un débit minimum de 6 mètres cubes à la seconde, et éventuellement de 10 mètres cubes à la seconde, seront garantis dans les boucles du Doubs non canalisées ;
• Les barrages seront conçus pour ré-oxygéner l'eau en période d'étiage. »
Quoi qu'il en soit de la faisabilité de ce catalogue, le journaliste note que de nombreuses questions importantes sont négligées.
« Les uns et les autres feront observer qu'il n'est plus question des "coupures vertes" qui devaient éviter l'urbanisation et l'industrialisation continue des rives du canal. Sur les seize sites classés ou inscrits affectés par l'ouvrage, sept seulement sont mentionnés. La notice ne souffle
mot des sites archéologiques qui vont définitivement disparaître. Rien n'est prévu pour protéger les riverains - à Mulhouse, à Besançon, à Dole, etc - contre le bruit et les gaz d'échappement de navires-pousseurs. Enfin, on rappellera que, sur les vingt modifications de tracé qui avaient été proposées par les bureaux d'étude de l'équipement, le projet n'en a retenu que deux. »