1961 - Le Monde - Plusieurs projets en lice
Au cours de la période après-guerre, plusieurs projets de voies fluviales entre Rhin et Rhône ont vu le jour. En 1961, le gouvernement français devait faire le tri, à la lumière de rapports, notamment celui de Abel Thomas et de la commission Boulloche. Le Monde du 27 octobre 1961 fait l’inventaire de ces projets fluviaux.
« Quatre routes fluviales relient à partir de Lyon le Rhône au Rhin : la voie suisse par le Haut-Rhône, Genève et Bâle, la voie alsacienne par le Doubs et le canal du Rhône au Rhin, la voie lorraine par la Saône et la Moselle, la voie meusienne par la Saône, la Moselle et la Meuse. La première, la plus difficile et la plus coûteuse, a été provisoirement écartée. L'axe Rhin-Rhône serait réalisé lorsque les trois dernières auraient été aménagées pour pouvoir accueillir, sans solution de continuité, les chalands de gabarit européen et les convois "poussés". Le dossier Rhin-Rhône comprend donc deux chapitres principaux ; l'aménagement des voies alsacienne et lorraine, de la voie meusienne, et une annexe qui concerne la bretelle de Montbéliard. »
(La « bretelle de Montbéliard » est une liaison directe Alsace-Lorraine, entre La Prétière et Luxeuil.)
Il faut préciser qu’à l’époque où est écrit l’article, le Rhône n’est pas encore aménagé jusqu’à Lyon pour la navigation à grand gabarit, avec écluses et barrages – un travail qui a été achevé au début des années 1980. Des travaux similaires sont en cours sur la Saône, entre Chalon-sur-Saône et Saint-Symphorien (près de Saint-Jean de Losne). La Moselle subit aussi cet alignement au cordeau, les allemands se chargeant de la section Coblence-Thionville et les français de Thionville jusqu’à Frouard, un peu au nord de Nancy. On parle alors d’aménagement pour des bateaux allant de 1 000 à 1 350 t (le gabarit dit européen d’alors) et des convois poussés.
La Meuse est envisagée comme voie expresse vers Rotterdam :
« La mise au gabarit international de l'ensemble de la Meuse française entre Givet, Verdun, Troussey et Toul, avec jonction vers la Moselle au nord, vers la Saône au sud. Ce plus court chemin entre la Lorraine et la mer du Nord constituerait un excellent "itinéraire de dégagement" vers Rotterdam, Anvers ou Gand et un embranchement utile sur les voies d'eau belges et le bassin de Charleroi. »
Aujourd’hui, la Meuse est à grand gabarit jusqu’à Liège, pour des convois de deux barges. Elle est ensuite réduite à des bateaux de 1 350 t jusqu’à Givet, puis de 250 tonnes au-delà.
Les buts poursuivis
Comme l’explique l’auteur, Jean-François Simon, ces projets sont à la rencontre de plusieurs demandes. Les sidérurgistes lorrains sont en tête de liste, pour au moins deux motifs :
« Pour ceux-ci, la Moselle et le canal de l'Est au gabarit européen représentaient la possibilité de réduire considérablement leurs frais de transport, d'affronter la concurrence allemande ou italienne – avouaient certains – de mettre en concurrence la voie d'eau et le chemin de fer. »
Quant aux responsables du canal et les politiques, ils voient dans ces ouvrages la possibilité d’attirer des industries utilisatrices de la voie d’eau et de «désenclaver» la région. Pour appuyer ce qui ressemble à une démonstration, le journaliste rappelle l’importance des services apportés par la voie d’eau et qui ne sont pas de l’ordre du transport.
« À titre indicatif, les spécialistes allemands estiment qu'après deux ans d'utilisation le rendement économique d'un canal est imputable pour 75 % seulement aux activités des transporteurs. Pour une "rivière canalisée", la proportion tombe à 50 % et à 30 % pour une "rivière régularisée". Le reste, c'est-à-dire parfois plus des deux tiers de l'utilité économique, provient de la fourniture d'eau aux industriels, de la mise en valeur des terrains riverains, de la régularisation des fleuves... »
Et de donner des exemples d’industries (automobile, chimie, mécanique) implantées en Alsace à la suite de l’ouverture à la navigation du grand canal d’Alsace.
D’après le rapport d’Abel Thomas, le trafic d’un grand canal Rhin-Rhône porterait principalement sur des produits sidérurgiques à destination du sud et des produits pétroliers et du minerai de fer à destination des industries de l’Est. Il serait estimé entre 14 et 18 Mt cinq ans après la mise en service.
Le lyrisme géographique n’est pas absent de cette présentation.
« La géographie commande aujourd'hui davantage que l'histoire. Or les cartes superposées des routes, des chemins de fer, des oléoducs et des canaux européens montrent qu'à partir du "cœur industriel" de l'Europe délimité par le triangle Dunkerque-Nancy-Dortmund, divergent de larges "couloirs de prospérité" vers le Nord (villes hanséatiques et plaine polonaise), l'Est (ligne Rhin-Main-Danube) et le Sud-Est (Suisse et Italie). Vers Marseille et le Sud-Est français, le tracé n'est qu'ébauché, coupé de pointillés entre le Rhin et le Rhône. Les aménagements proposés ont pour but de faire sauter ce seuil et d'orienter dans cette direction le développement de l'Europe industrielle. »
Une grande vision que ne partagent pas les Suisses, lesquels abandonnent l’idée de relier la Méditerranée à Bâle par l’Aar et le lac Majeur à l’Adriatique, comme on l’apprend dans Le Monde du 28 juin 1965. Une décision fondée sur un calcul de rentabilité du transport et des effets industrialisants d’un canal.