1959 - Le Monde - Pour ou contre Rhin-Rhône
À la fin de la décennie 1950, pourtant marquée par un fort développement des industries lourdes et des besoins en matières premières, la construction d’un canal Rhin-Rhône à grand gabarit n’apparaît pas comme une nécessité à tous les acteurs de la navigation fluviale.
Certes, le ministre de transports, Robert Buron, reprenant certaines demandes du Consortium pour l’amélioration des voies navigables de l’est et du sud-est, affirmait le 2 octobre 1959 la nécessité de moderniser la voie Dunkerque- Valenciennes, d’améliorer des roseaux du Nord et de l'Est, de reprendre les travaux sur le canal du Nord, de poursuivre l'aménagement de la Basse-Seine et de la Haute-Seine, de mettre au gabarit le canal de la Marne au Rhin et du canal du Rhône au Rhin. Il faut bien préciser que cette mise au gabarit consistait à creuser les chenaux de 40 centimètres supplémentaires pour atteindre un enfoncement de 2,20 mètres et laisser ainsi le passage aux péniches chargées à 350 tonnes, revendication ancienne du Consortium que rappelait son président Albert Auberger dans Le Monde du 6 octobre de cette année là. Mais dans ce même article, Albert Auberger déclarait aussi que la mise au gabarit de 1350 tonnes de Rhin-Rhône était peu pertinente.
«Je suis persuadé qu'un suréquipement de nos moyens de transport ne serait pas une bonne solution pour nos régions Est-Sud-est : le programme initial de notre consortium reste, à mon avis, valable pour de longues années encore, et il peut d'ailleurs constituer l'amorce intelligente de plus vastes réalisations quand le moment sera venu économiquement et financièrement».
À ces considérations terre-à-terre, si l’on peut dire, on peut en opposer d’autres qui avaient aussi cours à l’époque et tennaient plus de l’aménagement du territoire et de la géopolitique. Alain Murcier en exposait quelques unes assez longuement dans Le Monde du 3 août 1959.
Comparant la situation des voies fluviales françaises aux gigantesques travaux réalisés en Amérique du nord - 450 milliards de francs investis dans la construction de la voie maritime du Saint-Laurent, reliant Montréal aux Grands Lacs, eux-même reliés aux 2000 km navigables du Mississippi - et les efforts de l’Allemagne pour réaliser la jonction Rhin-Danube, l’auteur constatait une certaine disproportion. Ce qui n’est pas difficile, en effet.
«La transversale de la Marne au Rhin permet d'alimenter la plaine d'Alsace et le bassin parisien, mais elle n'a pas d'équivalent vers le sud. À peine praticable, avec ses quatre-vingt-dix-neuf écluses sur 147 kilomètres, la branche sud du canal de l'Est Toul-Saône a une activité limitée. On peut en dire autant du canal du Rhône au Rhin empruntant le Doubs et la Saône. En fait, la ligne des seuils Montbéliard-Épinal est pratiquement infranchissable dans les conditions actuelles : la médiocrité du trafic aussi bien fluvial que ferroviaire dans le no man's land économique que traverse cette ligne le montre suffisamment. Le bassin rhodanien ne peut participer à l'expansion du bassin rhénan. Ce dernier, privé de débouché vers le sud, suit la pente qui le conduit au bassin parisien, en voie d'engorgement rapide.»
La préoccupation est celle exprimée par Jean-François Gravier dans Paris et le désert français, un développement asymétrique au détriment de l’essentiel du territoire. La solution proposée dans l’article par Murcier est de créer de nouvelles voies de communication, des «lignes de force» qui agrégeront activités et populations nouvelles. Un «axe lourd» Rhin-Rhône permettrait ainsi de court-circuiter Paris et sa région et détournant les flux de matières premières et d’énergie vers de nouveaux pôles industriels le long du Rhône jusqu’à Marseille.
À travers ce port, le grand dessein s’étend à l’Afrique d’avant la décolonisation, essentiellement vue comme un réservoir de matières brutes, surtout depuis la découverte de pétrole dans le Sahara algérien.
«Marseille doit devenir un grand port d'importation des minerais de fer, de manganèse, de chrome, dont la sidérurgie européenne a un besoin croissant - sans parler du pétrole, dont les sous-produits constituent actuellement l'essentiel du petit trafic rhodanien.»
Rhin-Rhône serait potentiellement «l'axe économique tendu entre les deux-pôles de Rotterdam et de Marseille (…) pour aller au-devant de l'Afrique, nouveau réservoir de matières premières et continent à industrialiser.»
Par quelle route ?
Ce grand canal européen pourrait passer la la Suisse et atteindre les bassins du Rhin et du Danube, à condition de rendre le Haut-Rhône navigable. Condition toujours pas remplie en 2013. Également en compétition, le tracé alsacien par le Doubs et la voie lorraine par la Moselle, laquelle était promise à la jonction avec le Rhin jusqu’à Frouard. Mais le chemin est long, ou plutôt, haut.
«Entre Frouard et Charnay, le principal obstacle est celui de l’échelle d’Épinal. Pour franchir la ligne de partage des eaux il y a une centaine d’écluses à franchir, dont il faudrait réduire le nombre des trois quarts et agrandir les dimensions à 110 mètres sinon à 140 mètres, plus utilisable pour les convois poussés.»
Le coût des travaux, 200 milliards de francs, serait un investissement rentable si le trafic attendu, 10 millions de tonnes, était atteint. Abel Thomas, commissaire à l'aménagement de la région Rhin-Rhône, envisageait aussi une autoroute Rotterdam-Marseille pour donner un attrait touristique à l’équipement fluvial.