1975 – Le Monde – Partisans et opposants à Rhin-Rhône

Alors que le démarrage du projet de grand canal entre Saône et Rhin semble acquis, Le Monde du 24 novembre 1975 confronte les points de vue des partisans et des opposants.

La bataille se joue en Franche-Comté, puisque 170 km du futur canal se trouvent sur son territoire. Et le président de la région, Edgar Faure, est à la manœuvre pour faire aboutir l'entreprise. Les patrons sont favorables à cette voie d'eau qu'ils jugent nécessaire au dynamisme économique de la région, au-delà de l'intérêt direct de certains des leurs pour un moyen de transport lourd. Peugeot, Alsthom ou Solvay mettent en œuvre beaucoup de matière mais ce sont plutôt des exceptions en Franche-Comté. La région est davantage riche en industries de mécanique de précision dont les produits se manipulent à la pince à horloger et ne transitent jamais par barges entières.

Pour autant, Maurice Bouvet, patron de la chambre de commerce du Doubs et accessoirement vendeur de ciment, estime « qu'on peut attendre un regain d'activité pour les entreprises locales de travaux publics pendant quinze ans. D'autre part, Besançon, qui a jadis été une ville de contact, sera de nouveau sur un grand axe d'échanges d'hommes et de marchandises. Enfin, quatre grandes zones industrielles et fluviales sont prévues, si " intéressantes " que des Suisses y ont déjà acheté des terrains. Besançon, ville repoussoir pour l'industrie depuis l'affaire Lip, a besoin d'un adjuvant. »

Les « Procanal » brandissent encore de grandes visions géopolitiques pour se donner du courage, en donnant l'exemple du projet des Allemands de relier le Rhin à la mer Noire par le Danube ou des Suisses pour une traversée nord-sud de leur territoire. Ils le font aussi pour évacuer les critiques, comme Pierre Sudreau, président de l'association Mer du Nord-Méditerranée.

« Voulons-nous que la France devienne la Bretagne de l'Europe ? Nous ne posons pas le problème Rhin-Rhône comme une classique affaire de promotion de la voie d'eau par un lobby. Pour nous, il s'agit de donner à l'économie française les moyens de sa compétitivité, et pour cela appliquer en France une recette qui a si bien réussi chez nos voisins. Les querelles de chiffres autour des trafics potentiels, de la rentabilité, des emplois, sont secondaires. »

Dans le même registre lyrique, le président du comité économique et social du Languedoc-Roussillon, Philippe Lamour, use de métaphores éculées.

« Il faut inséminer les régions méridionales en hommes d'affaires, en capitaux, en investissements, en techniciens de l'industrie. Il n'y a qu'un moyen : le grand canal qui les liera à l'Europe septentrionale et industrielle qui étouffe sur des terrains trop étroits. »

Il y a aussi la profession de foi chiffrée de Jean Minjoz, maire (PS) de Besançon, pour qui « Le canal supprimera l'équivalent de 2 000 camions. » Quant à Edgar Faure, il avance la création à terme de 50 000 emplois ».

Cet optimisme n'est pas partagé par les communes traversées par le grand canal. Elles se demandent qui paiera les travaux de voirie et d'urbanisme, en espérant que ce sera l’État. Les syndicats sont également dubitatifs. Pour la CFDT on a besoin, entre Belfort et Montbéliard, de travail pour les femmes – ce que la batellerie et le BTP fournit peu. Dans le Haut-Doubs et le Haut-Jura, ce sont les emplois de l'industrie horlogère qui sont menacés par la crise en Suisse. « Ce n'est pas le canal qui les sauvera ».

La CGT affirme, par la voix de son secrétaire régional, que « le canal n'offrira d'intérêt véritable qu'aux grands monopoles allemands qui détiennent une partie du capital de Fos. L'insistance actuelle qui est mise dans cette affaire ressemble à celle d'un lobby auquel les Allemands pourraient ne pas être étrangers. »

Syndicats et patrons se rejoignent pour constater que le tracé prévu renforce la vallée la plus prospère de la région.

« On risque aussi de favoriser la dépopulation des zones plus fragiles, que ce soit la bande frontalière ou les plateaux de la Haute-Saône, en perte de vitesse. Au nom de l'aménagement du territoire, invoqué pour soutenir la liaison Rhin-Rhône, on peut aboutir, sur le terrain, à des résultats contraires aux objectifs de l'État et aux besoins des populations locales. »

Des scientifiques contre le tracé par le Doubs

D'autres opposants s'expriment non sur le principe d'un canal mais sur le tracé par la vallée du Doubs. On compte parmi eux des scientifiques de l'université de Besançon, pour qui :

« Le tracé retenu est une absurdité. Aucune étude hydrologique sérieuse ne nous a été demandée, aucune concertation organique n'a eu lieu, remarquent-ils. Ils indiquent en outre que la vallée du Doubs – où est engagée la belle bataille " Doubs, rivière propre " – est étroite. Les pousseurs et les convois provoqueront des battements violents sur les berges. En plusieurs endroits il faudra faire sauter le rocher. Et pour alimenter le canal on puisera de l'eau dans le Rhin. Dans cet égout ! Une rivière, même polluée, coule et entretient la vie. Mais une rivière canalisée, c'est un ensemble de biefs, stagnants, donc un milieu mort. »

Le maire de Gray (sur la Saône) est opposé au massacre de la vallée du Doubs pour une autre raison. Il espère le bénéfice d'une canalisation de la Saône pour l'industrie, les céréales et le vin de son pays.

La question de l'eau est aussi agitée par l'Association pour la protection des eaux du bassin du Doubs, présidée par Marcel Verneaux.

« On va assécher les nappes phréatiques. Dans la partie du Doubs entre Baume-les Dames et la frontière suisse, le débit du fleuve n'est que de 5 m3 par seconde pendant six mois. Déjà on demande au Doubs d'alimenter en eau les villes de Montbéliard, de Besançon. Comment pourra-t-on en même temps alimenter le canal sans vider la rivière ? »

Les élus, eux, sont pour mais à condition de ne contribuer que de manière symbolique au coût de l'ouvrage.

Les arguments de la CFDT

Comme on l'a vu, les syndicats sont réservés ou même hostiles au projet. La CFDT apporte des arguments dans une tribune publiée dans Le Monde du 4 août 1976. Elle conteste d'abord la nécessité d'un canal Rhin-Rhône sous l'angle de la politique des transports.

« La rentabilité d'une telle infrastructure n'est pas démontrée. Sur cet axe, il n'y a pas saturation des infrastructures actuelles pour le transport de marchandises. Est-il prioritaire alors d'effectuer un transfert de la route et du rail vers la voie d'eau ? Celle-ci a sa vocation propre, ses mérites et aussi, en l'état actuel des choses, d'immenses besoins. Faut-il sacrifier ceux-ci à la construction d'une voie nouvelle ? »

Soucieuse des effets accrus de la concurrence entre les modes sur les conditions de travail, le syndicat fait remarquer :

« Au cœur du problème (mais on l'invoque peu), il y a l'aspect tarifaire des transports. Le combat des gros industriels consiste à tout faire pour obtenir des tarifs le plus bas possible. Ne supportant que les frais d'exploitation, ils ont intérêt à voir se multiplier les infrastructures en tous genres pour accroître la concurrence entre les différentes techniques de transports et pratiquer ainsi le chantage aux tarifs, sans souci de la note à payer au bout du compte. Sauf les oléoducs, certaines autoroutes privées et le chemin de fer qui financent leurs investissements (c'est vrai pour la future ligne à grande vitesse Paris-Lyon), les infrastructures de transports et la plus grande partie des charges d'entretien sont payées par la collectivité : une façon comme une autre pour l'État de subventionner, sous la bannière du libéralisme, le capitalisme privé. »

L'autre versant de la critique porte sur l'aménagement du territoire, cheval qu'enfourchent allègrement les promoteurs à tout crin du canal.

« Relevons un paradoxe. La priorité au désenclavement de l'Ouest, du Sud-Ouest et du Massif central est proclamée, mais la plus forte partie des crédits est réservée pour l'autre moitié du pays. Les régions interrogées considèrent comme prioritaires les besoins de route, de transports collectifs, de moyens de communications, mais le coût de l'opération Rhin-Rhône est tel, 5,6 milliards de francs sans compter les dépenses annexes, qu'il faudra sacrifier beaucoup d'autres choses. On a calculé que cette dépense correspondait à la construction de soixante-cinq mille logements, soixante-quinze hôpitaux ou quinze facultés, à l'acquisition de 5 000 hectares de terrain à bâtir, l'établissement de 1 000 à 1 500 kilomètres de voies inter-régionales " en site propre " … entraînant la création d'emplois induits plus certaine qu'avec une nouvelle voie navigable. En outre, les " retombées " industrielles d'une telle infrastructure ne sont pas démontrées, et rien de déterminant à ce sujet n'a été enregistré avec la canalisation de la Moselle. »