1951-1955 - Le Monde - Les avocats des canaux du nord-est
Au début des années 1950, des voix s’expriment pour un effort d’amélioration des voies navigables dans le nord-est de la France. Lorraine et Alsace sont le siège de charbonnages et d’industries sidérurgiques qui cherchent à s’intégrer davantage à l’Europe du charbon et de l’acier. Le 17 décembre 1951, Yves-Marie Goblet, géographe régionaliste et chroniqueur au journal Le Monde publie dans ce journal un article au sujet de la canalisation de la Moselle et de ses perspectives de rattachement au réseau navigable européen.
L’universitaire n’étant pas a priori parti prenante dans l’industrie du transport fluvial ou de ses clients, il ne prétend pas tirer de son analyse des vérités définitives sur la navigation intérieure.
«De fait, depuis le grand développement des voies ferrées, des pays tels que l’Angleterre et les États-Unis se sont désintéressés de la plupart de leurs canaux et de leurs rivières. En France leur situation n’a guère varié depuis 1680 - ce qui fait que leur modernisation, fort coûteuse, n’est guère concevable dans la majorité des cas. […]
«Cependant l’Allemagne, par exemple, a développé et perfectionné, dans une période de prospérité, ses voies navigables et réalisé entre autres la jonction Rhin-Danube, dont elle pensait faire l’épine dorsale d’un réseau européen. Il semble donc que la navigation intérieure pose avant tout des questions d’espèce et que chaque cas doive être étudié séparément dans sa complexité.»
Avant-guerre, la Moselle a été canalisée de Nancy à Thionville pour un gabarit de 280 tonnes mais elle pourrait être facilement aménagée pour les grands chalands sur ce tronçon ainsi qu’entre Thionville et Coblence sur le Rhin. Les difficultés seraient moins, selon Goblet, d’ordre technique que politique - le fleuve traverse trois États et la Sarre - et financier.
«La construction et l’exploitation pourraient être concédées à une société sous un contrôle d’État et qui demanderait des fonds à une organisation internationale telle que la Banque de reconstruction. En 1950 la somme nécessaire fut évaluée en francs français à 30 milliards, dont 4 pour la partie française, 4 pour la partie sarro-luxembourgeoise et 22 pour la partie allemande. Les promoteurs pensaient (avec quelque optimisme sans doute) que la moitié de cette somme pourrait être « financée et amortie « par la vente en Luxembourg et en Allemagne d’électricité produite par des usines situées aux barrages.»
Les raisons invoquées pour ce projet, l’auteur en indique la source : la Chambre de commerce de Metz, soucieuse de réduire le prix de l’approvisionnement de la sidérurgie lorraine en coke de la Ruhr et de l’exportation de minerai de fer lorrain. D’après elle, «les transports par eau étant meilleur marché que les transports par fer on réaliserait une économie d'environ 50 % pour les charbons, cokes et minerais, de 75 % pour les aciers marchands». Établir une concurrence avec la SNCF est un autre bénéfice attendu du canal. Citant les représentants de la sidérurgie lorraine pour qui «l'existence d'un autre moyen de transport le seul moyen certain d'obtenir des chemins de fer rabaissement de tarifs trop élevés», Y-M Goblet évalue à 600 millions de francs (anciens) annuellement les pertes résultantes de la SNCF et à quatre milliards les bénéfices des industries lourdes et extractives de la Lorraine.
Celles-ci furent les grandes gagnantes dans la compétition qui l’oppose au port de Strasbourg pour obtenir des travaux, lequel devra attendre pour voir ses revendications prises en compte : modernisation du canal de la Marne au Rhin et son prolongement jusqu'à l'Oise, le canal du Rhône au Rhin et de ses embranchements, le canal des Houillères de la Sarre, le canal de l'Est de Neuves-Maisons à Givet, la partie de la Moselle canalisée de Nancy à Thionville.