1987-1989 – Le Monde – Pierre Bérégovoy opposé au grand canal

Devant les difficultés persistantes pour trouver les fonds nécessaires au canal Rhin-Rhône, les promoteurs ont souvent évoqué un concours d'EDF. La justification est la suivante : Puisque l'électricien rachète l'électricité des barrages du Rhône, gérés par la CNR, à un prix intéressant, elle devrait supporter une part du coût du canal. Heureux hasard, la CNR est aussi le maître d'ouvrage du chantier. Mais quelles ressources financières pourront être ainsi dégagées ? Un article du Monde du 4 janvier 1985 en donne une idée. Il rapporte qu'EDF versera à la CNR 50 millions de francs tous les ans pendant trois ans. Ce n'est pas mince, puisque ça représentent 12,5 % des crédits affectés en 1985 aux aménagements fluviaux. Mais pour faire sortir Rhin-Rhône de terre, il faudrait beaucoup plus. La seule section Niffer-Mulhouse (15 km), est estimée à 340 millions, en francs de 1982.

En 1987, le canal n'est toujours pas lancé et le coût de la totalité de l'ouvrage est évalué à 9,3 milliards de francs par l'OEST (Observatoire économique et statistique des transports). Ce service du ministère de l'Équipement et des Transports souligne que les transporteurs étrangers pourraient prendre une part importante du trafic de la nouvelle voie d'eau et que l'investissement ne serait sans doute jamais rentabilisé, comme le rapporte Claude Fabert dans le Monde du 1er août 1987.

Pourtant, certains continuent à attribuer au canal le pouvoir de changer la géographie et veulent voir dans les chantiers fluviaux en Allemagne des raisons d'espérer, comme le président de la CNR, Paul Granet, qui déclare dans Le Monde du 2 août 1987 :

« L'Allemagne termine, cette année, la canalisation de la Sarre, et en 1992 sera achevée la liaison Rhin-Danube au gabarit international (5 000 t). Ainsi, le chemin le plus court de Suez à Rotterdam et de la Méditerranée à l'Europe du Nord passera par les Balkans. À l'époque de l'unité européenne, ce sera un coup dur pour Marseille, la France et l'Espagne étant désormais marginalisées. »

Il peut avoir des raison d'espérer, puisque Yvette Chassagne, ancienne présidente de l'UAP, est chargée de trouver de nouvelles sources de financement pour la voie d'eau. C'est au milieu de ces attentes frustrées que le ministre de l'Économie, des Finances et du Budget, Pierre Bérégovoy, livre son avis sur la question de Rhin-Rhône. Et ça fait du bruit.

Le 11 octobre 1988, il écrit au Premier ministre : « Je crois le moment venu de trancher ce dossier. Le coût total (hors intérêts intercalaires) de la liaison dépasserait 15 milliards de francs pour un avantage économique très réduit estimé récemment à moins de la moitié de ce montant. Consacrer une partie des ressources de notre pays à la réalisation de cet ouvrage ne pourrait se faire qu'au détriment d'investissements beaucoup plus productifs. Dans le contexte économique actuel, il m’apparaît donc nécessaire de renoncer à cette opération.[…] Plus de dix ans après la déclaration d'utilité publique de cette liaison, les travaux n'ont pas commencé et la consultation des régions par le gouvernement précédent n'a pas permis de recueillir l'engagement financier pour les deux premières tranches déjà très coûteuses de Chalon-Tavaux et de Niffer-Mulhouse . »

En fait, les régions avaient donné un accord pour une participation, mais en échange de l'engagement de l'État sur la réalisation complète de la liaison.

Dans le flot de critiques faites à Bérégovoy, celles de Charles Hernu, maire de Villeurbannes et ancien ministre de la Défense qui, dans Le Monde du 11 novembre, oppose aux calculs de rentabilité une vision géostratégique :

« Comme ancien ministre, j'observe que la défense nationale et la force de dissuasion nucléaire ne sont pas productives. Nous en sommes pourtant dotés. Dans quelques mois, la mer du Nord, le Rhin, le Main, le Danube et la mer Noire seront reliés par un canal. Cela aboutira à un décalage stratégique du trafic vers l'Est. »

Charles Hernu ne ménage pas le ministre des Finances et appelle à rechercher d'autres financements pour boucler le budget de Rhin-Rhône :

« La démarche de M. Bérégovoy peut-elle être interprétée comme une manœuvre pour amener les régions à contribuer encore plus au financement du projet ? Si c'est de cela qu'il s'agit, pourquoi pas ? Mais il faudra aussi qu'Électricité de France y participe. […] On pourrait envisager de demander aux régions des participations plus élevées, ou faire appel à des entreprises privées, ou solliciter les instances européennes.

La sortie du ministre chargé du budget de la Nation réveille aussi la Fédération des travaux publics de Bourgogne qui, réunie à Verdun-sur-le-Doubs, réaffirme que la liaison Rhin-Rhône à grand gabarit doit être achevée, comme on l'apprend dans Le Monde du 9 décembre 1988. Quant au groupe parlementaire pour l'achèvement de la liaison Rhin-Rhône, il réclame, par la voix de René Beaumont, un débat au printemps suivant.

En Ve République, la maîtrise du temps appartient au président, lequel déclare : « J'annoncerai ma décision le moment venu » (Le Monde du 13 janvier 1989). Le journaliste évalue les forces en présence. D'un côté, les présidents des régions concernées et les élus alsaciens à qui on avait refusé le projet Synchrotron, en 1984. De l'autre, EDF, la SNCF, de nombreux ingénieurs des mines, qui peuplent la haute fonction publique, et les écologistes. Mais si la réponse présidentielle devait être oui, la question des finances resterait entière.

« Si M. Mitterrand tranche en faveur de la liaison Rhin-Rhône, il chargera le gouvernement de trouver l'argent nécessaire, surtout hors des caisses de l’État. Mme Yvette Chassagne, ancienne présidente de l'UAP a remis un rapport à ce sujet. Il répertorie notamment les utilisateurs de l'eau, qu'une parafiscalité pourrait amener à payer le service rendu. On pense tout naturellement à EDF, aux industriels, aux particuliers, aux plaisanciers, c'est-à-dire à tout le monde, sauf aux agriculteurs, qui bénéficieraient d'une exemption remarquée. »