1952 janvier - Le Monde - Controverse sur les coûts avec la SNCF
Dans un journal de référence, l’expression des intérêts particuliers peut avoir une place, à conditions que la pluralité des points de vue soit la règle. Le Monde du 21 janvier 1952. Alexandre Jesel, le délégué général de la société pour l'expansion du port de Strasbourg, s’exprime sur la canalisation de la Moselle et sur la politique des voies navigables dans le cadre du plan Schuman. Il se réjouit que ce plan donne à la France l’occasion de rattraper un retard par rapport à ses voisins en terme de voies de communication et de voies d’eau en particulier. Mais pour mieux en mettre en valeur les avantages, il n'hésite pas à sortir des statistiques invraisemblables.
«Il est incontestable que la voie d’eau reste pour le transport des matières premières pondéreuses le moyen d’acheminement le plus économique. En effet le transport d’une tonne kilométrique par voie d’eau coûte huit fois moins de charbon, deux fois moins de personnel et trois fois moins de frais d’investissement que le transport par fer.»
À l’époque, on ne parle pas de logistique ni d'intermodalité et les modes de transports sont en concurrence plus directe.
Mais ces arguments sont contestés dans les colonnes du même journal seulement quelques jours après, le 28 janvier, par P. Marois, le directeur commercial de la SNCF. Ce dernier conteste qu’un tel avantage énergétique soit maintenu en dehors des vitesses les plus réduites.
«Cet avantage de la voie d’eau, qui a pour contrepartie de graves inconvénients, disparaît complètement quand la vitesse s’accélère. C’est ainsi qu’avec les bateaux modernes, la dépense d’énergie, même sur une relation aussi bonne que Rouen-Paris, est équivalente pour les deux modes de transport ; sur le Rhône la dépense de la voie d’eau est supérieure à celle du rail pour le même trajet.»
Sur les frais de personnels comparés entres voie d’eau et rail, la réplique n’est pas moins cinglante. Marois commence par exclure du décompte le personnel SNCF affecté au transport de voyageurs et au transport en régime accéléré (pour les denrées périssables), afin de comparer les effectifs à service comparable.
«L'effectif total du personnel de la S.N.C.F. affecté aux autres transports (y compris frais généraux, infrastructures, matériels, exploitation, etc.) se monte à 170 000 agents, et la production correspondante par agent et par an est de 240 000 tonnes-kilomètre. Pour la batellerie, qui emploie 25 000 agents pour un trafic de 6,7 milliards de tonnes-kilomètre (chiffres de 1950), la production moyenne est de 270 000 tonnes-kilomètre par agent. Ce sont ces chiffres qu'il faut comparer en n'oubliant pas que :
- les effectifs voie d'eau ne comprennent pas le personnel nécessaire à l'entretien des voies navigables et du matériel ;
- le transport par eau comprend surtout des transports massifs, pour lesquels la comparaison devrait être faite avec les trains complets, et serait alors à l'avantage du fer ;
- le transport par fer est grevé de toutes les servitudes de service public (pointes saisonnières, mauvais trafic, etc.) auxquelles échappe la voie d'eau, qui s'efforce au contraire de concentrer son activité sur les bonnes relations et n'accepte aucune pointe de trafic.»
Marois approuve au contraire Jesel sur la nécessité d’utiliser à plein les équipements déjà réalisés.
Sur ce point, Jesel plaide pour accroître l’utilisation du port de Strasbourg, port fluvial qu’il décrit comme un outil moderne et bien équipé.
«Avec ses installations actuelles le port de Strasbourg est en état de réaliser un trafic de 8 à 10 millions de tonnes. La France possède donc aujourd'hui sur le Rhin un admirable outil de travail prêt à faire face aux échanges prévus dans le pool charbon-acier.»
Ce port est situé sur le Rhin, «un fleuve unique en Europe sous le rapport de la navigation. Son trafic a atteint jusqu'à 90 millions de tonnes par an, alors que le Danube, pourtant long de 2 800 kilomètres, n'a jamais acheminé plus de 13 millions de tonnes par an», et à une flotte capable de transporter annuellement «5 à 6 millions de tonnes à des taux moyens très sensiblement inférieurs à la moitié des prix de revient des transports ferroviaires.»
Le seul problème selon Jesel, est la vétusté des autres voies d’eau du nord-est, dont l’entretien a été négligé pendant des décennies. Des travaux de creusement des canaux ou de surélévation des digues seraient nécessaires.
«Dans leur état actuel nos canaux n'admettent les péniches qu'à l'enfoncement maximum de 1 m 80, ce qui les oblige à limiter leur chargement à 280 tonnes au maximum. Or ces mêmes péniches, sans aucune transformation, pourraient charger 350 tonnes, soit 25% de plus, si le mouillage de ces canaux était augmenté de 40 centimètres».
La préoccupation de Jesel portait sur le transports de charbon et de produits métallurgiques. Les voies concernées par ces travaux étaient selon lui le canal de la Marne au Rhin, le canal des Houillères de la Sarre, le canal de l'Est et la Moselle canalisée, le canal du Rhône au Rhin, de Strasbourg à Saint-Symphorien. Le but poursuit était de conserver à Strasbourg une liaison efficace avec son hinterland, désigné comme la région de Lyon et de Saint-Étienne.