1960 / 1961 - Le Monde - Des canaux pour équilibrer les territoires ?

En 1960, une préoccupation récurrente des responsables politiques, et aussi des commentateurs de la vie publique, touche au développement équilibré du pays, à l’aménagement du territoire. Certains imaginent des canaux dans tous les sens.

Les craintes sont grandes de voir des régions entières laissées à l’écart de l’essor économique dont bénéficient les pays et territoires déjà industrialisés. Les infrastructures de transport sont perçues comme les catalyseurs nécessaires au rattrapage des zones « arriérées ».
Abel Thomas, commissaire à l’aménagement du territoire, chargé de la direction des études sur la liaison Rhin-Rhône, exposait ses vues à Lyon, le 23 février 1960, en affirmant sa confiance dans les effets des nouveaux axes. Le canal Rhin-Rhône à grand gabarit permettrait ainsi « l’industrialisation de la Haute-Saône et d’une partie de la Champagne ». La connexion du sud de Lyon à la Lorraine permettrait de « concevoir un complexe Lyon-Marseille-Narbonne qui contrebalancerait l’attrait de la zone frontière du Nord et de l’Est ». Pour désenclaver le Sud, le canal Rhin-Rhône devrait « se doubler d’une transversale Rhône-Garonne et d’une autre liaison, qui ne serait pas obligatoirement fluviale, de la Loire au Rhône et au Rhin ». Vaste programme…
A travers cette crainte et son expression se forme une géographie économique qui trace une ligne entre, d’une part, les pays centraux les plus dynamiques, et d’autre part, les régions dorénavant perçues comme périphériques. Dans Le Monde du 24 janvier 1961, la Gironde tombe dans cette dernière catégorie. « On vit, mais on vit mal. On vit au ralenti [...]. Nous vivons en un siècle où le progrès est un impératif : ne pas le suivre, ce n’est pas seulement stagner, c’est reculer ».

Comment créer des emplois industriels en Gironde et ainsi compenser la « position excentrée » dans laquelle l’a placée la création du Marché commun ? Si le gaz de Lacq est une piste, l’auteur parie plus sur la baisse des tarifs de la voie ferrée Bordeaux-Paris et, à long terme, sur une liaison fluviale Garonne-Rhône, résultat d’une remise en état du canal du Midi. Avec l’autre liaison promise, Rhin-Rhône, « la Garonne se trouverait en relation avec le Marché commun et l’on verrait alors le Sud-Ouest sortir de son isolement ».

Alain Murcier, présent aux Journées nationales de l’aménagement du territoire qui se tenaient à Nantes le 16 mai 1960, se faisait l’écho dans Le Monde du lendemain d’autres de ces craintes issues du « désert français ». Des ministres se succédaient à la tribune, signe que les plaintes étaient remontées jusqu’à Paris. La décentralisation était déjà dans les têtes.

Le thème de ces Journées, « l’eau, les fleuves et l’aménagement du territoire », inspire les participants, qui se montrèrent « plus poètes que méthodologistes », selon l’auteur de l’article. « Du Niger au Mékong, du Tennessee au Rhin, maints conférenciers montrèrent par leurs descriptions que le développement intégré de bassins fluviaux devient une méthode mondiale de croissance économique et sociale ». C’est aussi l’époque où les Soviétiques tentent de faire couler le Iénisseï ou l’Ob vers le sud à coup de bombes atomiques.

A Nantes, en 1960, bien avant les déconvenues, Gilbert Tournier, de la CNR, peut s’enorgueillir de ses réalisations sur le Rhône et évoquer l’avenir brillant promis par « la reconstitution du sillon Rhin-Rhône ». Les hôtes Nantais, qui rêvent aussi de leur liaison Loire-Rhin-Rhône et de faire, grâce à elle, de Nantes « le port atlantique du Marché commun », sont en moins bonne posture tant le projet prête à sourire. Les idées manquent, semble-t-il, pour faire que le soleil se lève aussi à l’ouest.

Les regards, il est vrai, sont tournés à l’est. En Allemagne, on aménage le Main pour la navigation jusqu’à Bamberg et le Rhin enregistre un trafic record en 1960, 130 millions de tonnes (Le Monde du 24 juillet 1961). On scrute aussi Bruxelles, où siège le conseil des ministres de l’Europe des Six. Le Monde du 8 décembre 1960 détaille les décisions en matière de politique des transports, plus faciles à prendre que pour l’agriculture. La Banque européenne d’investissement financera l’électrification de lignes ferroviaires (Hambourg-Hanovre-Hanau et Turin-Modane) mais pas la liaison fluviale Rhin-Rhône ou Pô-lac Majeur, ce que déplorent MM. Robert Buron, Seghers et Sperato.

Espérés, ces projets allaient en effet le rester longtemps.